Digitalisation de la distribution (1/2) : Back to basics

 Du modèle français du drive à la croissance des circuits courts, à quel point les outils digitaux transforment-ils la relation au consommateur ? 

Depuis le 16 mars dernier, les outils digitaux ont pris une place majeure dans la consommation alimentaire des Français. La vente en ligne de produits de grande consommation et de produits frais a cumulé 9,5% de part de marché depuis le début du confinement, contre 7,4% depuis le début de l’année et « seulement » 4,9% en 2017. Les marketplaces spécialisées dans la livraison de produits locaux, en circuits courts ou issus de l’agriculture biologique ont démultiplié leur chiffre d’affaires. Enfin, en dehors des métropoles, les ventes à la ferme ont permis de pallier la fermeture des débouchés habituels – marchés, points relais, etc. Elles se sont appuyées sur plusieurs dispositifs de coordination, de la liste de diffusion par SMS à la création, par des associations ou des collectivités, de cartographies recensant l’offre disponible.

Ces dispositifs étaient déjà au cœur des réflexions menées sur l’organisation de la distribution avant la crise sanitaire. Pour autant, la période a mis en avant les tendances lourdes qui y étaient associées en termes de pratiques d’achat. Elle fait aussi resurgir les limites des modèles actuels, dès lors qu’ils sont envisagés comme des modes de distribution pérennes.

Dans le e-commerce alimentaire, la grande distribution reste dominante

Aujourd'hui, les acteurs de la grande distribution ont une position dominante dans le développement du e-commerce. En 2015, ils détenaient 80% des parts de marché du commerce en ligne de produit de grande consommation. Cette domination s’appuie sur la mise en place de stratégies omnicanales puisque cette croissance a avant tout été portée par le drive : en 2019, une étude Nielsen révélait ainsi que 8 commandes en ligne sur 10 étaient récupérées par ce biais. Cette configuration contribuait à faire de la France le premier pays européen sur le e-commerce – en parts de marché – mais aussi le troisième au monde, très loin malgré tout derrière la Corée et la Chine, où il valait respectivement pour 20 et 18% des parts de marchés en 2018.

Ce modèle de développement du e-commerce porté par les drives est très particulier : dans le reste de l’Europe, les ventes en ligne sont portées par les livraisons à domicile. En France, le maillage extrêmement dense de supérettes, super et hypermarchés a permis aux acteurs de la grande distribution de proposer un service accessible à différentes catégories de consommateurs, tout en limitant les surcoûts logistiques associés à la livraison. Ces derniers sont encore plus élevés pour le frais, rendant l’équation complexe pour la vente en ligne de produits alimentaires. Le développement des drives piétons dans les centres urbains denses, qui s’est accéléré au cours des deux dernières années, n’a fait que renforcer cette tendance.

 Avant la survenue de la crise sanitaire, l’une des particularités du e-commerce alimentaire dans la grande distribution était la grande disparité dans le type de produits achetés. En 2017, si 71% des internautes avaient acheté des produits d’épicerie salée au moins une fois lors de leurs courses en ligne, ils étaient seulement 50% pour les fruits et légumes. Ces écarts peuvent s’expliquer par deux phénomènes : d’une part, la diversification des lieux de courses au fil des années ; d’autre part, une attention particulière accordée à la sélection par la vue, le toucher ou l’odorat pour les produits frais. Au cours des dernières semaines, ces deux justifications ont été comme renversées. La fermeture des marchés et d’une partie des commerces spécialisés et les appels à la vigilance sanitaire ont renforcé la concentration des achats. Une étude Nielsen réalisée dans les premiers jours du mois d’avril a révélé que l’achat de produits frais via les drives a augmenté de 150% depuis le 12 mars. Si les achats en drive ont continué d’être le mode de retrait dominant, les commandes en livraison à domicile ont aussi doublé. Pour les distributeurs, cette période aura pu agir comme une « preuve de concept » sur des produits et des modes de retraits moins plébiscités. Elle a aussi été marquée par l’arrivée de nouvelles typologies de clients. Pour le président de la fédération de la vente à distance, interrogé le 22 avril dernier par Le Figaro, « certains consommateurs qui n’utilisaient pas internet pour leurs achats du quotidien auront pris de nouvelles habitudes pendant le confinement, et seront durablement convertis pour une partie de leurs achats ». Ainsi, l’étude Nielsen mentionnée plus haut a dévoilé que 1,2 million de foyers, dont 500 000 retraités avaient testé pour la première fois les courses en ligne durant le confinement. Pour autant, la réouverture des marchés et le retour à une plus grande mobilité des consommateurs incitent à évaluer à plus long terme la prégnance de ces pratiques d’achats, dans un modèle de grande distribution encore largement dominé par le commerce physique.

La digitalisation comme outil de coordination pour des acteurs dispersés 

Si la grande distribution domine le marché de la vente en ligne en termes de parts de marchés, cela n’empêche pas un très grand dynamisme dans le développement d’une offre spécialisée en ligne, axée notamment sur la valorisation des produits locaux ou en direct des producteurs. La digitalisation de la distribution permet pour ces acteurs, ou pour les structures qui les accompagnent, de créer une interface rassemblant des acteurs qui étaient auparavant éclatés géographiquement. Ils permettent notamment d’organiser des circuits d’approvisionnement alternatifs, dans lesquels les plateformes numériques jouent un rôle d’optimisation des échanges. Mais cette coordination ne relève pas de l’évidence et plusieurs entreprises ou associations proposent des outils pour la mettre en œuvre. C’est par exemple le cas d’Open Food France, qui a construit une place de marché en open source et cherche à développer, via le Data Food Consortium, des normes d’interopérabilités similaires à celles que l’on retrouve dans la grande distribution, mais adaptées aux caractéristiques des circuits courts. Ici, le digital renvoie certes à une logique d’optimisation de la gestion et de la mise en œuvre des circuits de distribution, mais il est avant tout envisagé comme un outil permettant aux consommateurs et aux producteurs de se réapproprier un système alimentaire largement privatisé et concentré depuis la seconde moitié du XXe siècle. En 2017, la cofondatrice d’Open Food France Myriam Bouré faisait un retour d’expérience de l’initiative dans la revue Netcom : « Des « micro-marchés » font à nouveau leur apparition, car le numérique permet aux citoyens de s’organiser avec très peu d’investissements, pas besoin de lieu dédié ni de financer du stock, le marché fonctionne en pré-commande sur une plateforme en ligne et s’appuie sur des lieux « ouverts » et détournés de leur usage premier, que ce soit des lieux privés (des maisons, cafés) ou des lieux publics (maisons de quartiers), pour la distribution des produits. ».

Derrière ces plateformes qui facilitent la mise en place de circuits de vente en circuits courts ou de proximité, on voit pointer un enjeu majeur, celui de l’accès à l’information et au numérique à toutes les étapes de la chaîne alimentaire. Pour les producteurs, il s’agit de pouvoir référencer leurs produits, mais aussi d’assurer un suivi de la demande, de l’état des stocks, etc. dans un contexte où l’exploitation agricole en elle-même est très chronophage et où la capacité d’investissement dans des technologies de traçabilité est souvent faible pour les plus petites exploitations. L’accès à des outils numériques adaptés – et la formation à ces derniers – demeure aussi inégal, selon la localisation et la taille des exploitations, ou encore leur spécialisation, comme le rappelait récemment dans une interview l’administratrice de l’association Val Bio Centre. À l’autre extrémité, une partie des consommateurs cherche à pouvoir identifier ces producteurs pour consommer en direct, ou identifier des points relais où cette offre est disponible. Lors de la crise sanitaire, cette activité de recensement de l’offre a été centrale dans la constitution de circuits de distribution alternatifs, ou dans le renforcement de circuits existants. À ce titre, les acteurs publics, parapublics ou associatifs ont joué un rôle majeur de partage de l’information. En Nouvelle-Aquitaine ou en Occitanie, les structures de la région dédiées à l’alimentation ont mis en place des plateformes de mise en relation entre les producteurs et les consommateurs, précisant notamment les modalités de distribution. D’autres structures régionales, comme Île-de-France Terre de Saveurs, ont aussi joué un rôle de centralisation de l’ensemble des cartes de référencement des circuits courts franciliens.

Une distribution digitalisée, mais qui doit garder les pieds sur terre

Si elle joue un rôle central de mise en relation, une marketplace ne permet pas à elle seule la distribution des produits et la construction d’une logistique adaptée aux spécificités des produits, qui sont nombreuses dans le secteur alimentaire. C’est un défi particulier pour des entreprises dont le modèle de départ reposait sur la création de plateformes digitales en circuit court. Titouan Goenvec, le fondateur de Péligourmet, une startup incubée chez Smart Food Paris qui permet aux particuliers et professionnels de réaliser leurs courses en circuit court, a été confronté à cette étape d’internalisation de la logistique, qui ne relevait pas de l’évidence au lancement de leur activité : « c’est un métier que nous n’avions pas très envie de faire au départ. Mais nous nous sommes rendu compte qu’il s’agissait d’un maillon clé pour assurer une qualité de service. Notre premier défi a donc été d’être capables de gérer cette logistique par nous-mêmes » (Portrait). À rebours de la distribution traditionnelle, le numérique a ici créé les conditions d’un nouveau marché économique pour les produits frais, mais son fonctionnement optimal a été obtenu au prix d’investissements dans des infrastructures matérielles de transport, d’entreposage et de livraison.  

Alors que ces plateformes ont globalement connu une explosion de leur demande à la suite de l’annonce du confinement à la mi-mars, cette articulation entre la plateforme digitale et la mise en œuvre des livraisons s’est parfois avérée complexe, comme le soulignait Titouan Goenvec dans une intervention lors d’un atelier organisé par le Club Open Innovation de Paris&Co : « notre chiffre d’affaires en BtoC a été multiplié par 10. Il aurait pu augmenter encore, mais nous avons dû plafonner les commandes, car nous avions atteint la saturation de nos outils de production. […] Un site internet peut absorber rapidement une plus grosse demande, mais on ne peut pas pousser les murs d’un entrepôt de stockage, de préparation et d’envoi des commandes ». Cette expérience a donc mis en avant la très grande performance des plateformes de mise en relation entre producteurs et consommateurs, en particulier lorsqu’elles sont construites autour de valeurs fortes. Mais elle a aussi fait la preuve de leur interdépendance avec l’ensemble des autres étapes de la chaîne d’approvisionnement, en mettant notamment en avant leurs vulnérabilités potentielles. C’est d’autant plus le cas lorsqu’il s’agit de systèmes de livraison en flux tendus, ce qui est le cas pour la majorité des approvisionnements en produits frais, pour lesquels la logistique doit être réalisée sans mettre en péril les conditions optimales de consommation.

La crise sanitaire a également révélé un enjeu qui est commun à l’ensemble des structures que nous avons évoquées jusqu’à présent, qui est celui de la rentabilité. Les coûts logistiques associés à la vente en ligne sont beaucoup plus élevés que dans le commerce physique : au-delà des coûts de livraisons qui peuvent être réduits dans le cas de drive, on retrouve notamment ceux associés à la préparation de commande. Jusqu’à présent, ces coûts logistiques étaient tirés au maximum vers le bas, pour valoriser ces modèles mais aussi pour s’aligner sur les politiques tarifaires des pures players de la distribution en ligne. Avec la croissance de la livraison et des drives – ou du click and collect dans la restauration – cette configuration est remise en question, comme le constatait Maurizio Biondi, le directeur général de Big Fernand, dans une interview accordée au site Néo-restauration en mai dernier : « Le niveau des coûts de la livraison, et leur répartition, ont été imaginés à un moment où celle-ci ne pesait pas plus de 2% de la restauration commerciale. Elle en était à 6% en 2019, et prend actuellement des parts de marché supplémentaires. À un moment, il faudra se poser la question d’une actualisation de ce modèle, et d’une redistribution des cartes entre opérateurs. La livraison ne peut durablement progresser au détriment des marges de ceux qui animent son offre, et son intérêt auprès du consommateur. »

Cet enjeu de rentabilité, qui peut passer par une montée à l’échelle pour certaines structures, implique de revoir l’organisation de l’ensemble de la chaîne de distribution, notamment du point de vue des étapes prises en charges par les uns et par les autres : pour les producteurs, s’impliquer dans des circuits courts demande de prendre en charge une part croissante de la transformation, du conditionnement, mais aussi de la communication sur les produits ; pour les plateformes de mise en relation, une coordination réussie passe par une réflexion sur l’internalisation d’une partie des tâches logistiques… Ces deux cas impliquent d’acquérir des compétences nouvelles, mais aussi de réaliser des investissements parfois conséquents, ce qui permet d’envisager aussi une place nouvelle pour les structures – notamment publiques et parapubliques – qui accompagnent ces projets. La digitalisation a finalement aussi ouvert la voie à des partenariats relativement inédits entre des TPE, PME ou startups spécialisées et des grands groupes de la distribution alimentaire, à l’image du partenariat conclu en 2019 entre la plateforme spécialisée dans la vente en ligne de paniers bio Rutabago et les supermarchés coopératifs Biocoop.