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Les desseins de l’agriculture du futur

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Que nous réserve l’agriculture de demain ? Petite exploration des trajectoires qui se dessinent à travers trois exemples d’innovations agricoles.

Agtech, Agritech, Agrifoodtech… Les termes sont nombreux, mais ils ont un point commun : ils désignent les innovations qui se concentrent sur l’étape de production agricole, ou s’adressent spécifiquement aux acteurs qui la mettent en œuvre. Cela concerne aussi bien le cœur de la production que les technologies transformant les relations avec des acteurs situés en amont ou en aval de la chaîne.

Chez Smart Food Paris, nous déclinons le secteur de l’Agtech en trois sous-catégories, qui correspondent à des champs d’intervention spécifiques :

  • les outils permettant l’optimisation de l’exploitation et son articulation avec les autres étapes de la chaîne d’approvisionnement ;
  • les services d’accompagnement des agriculteurs dans la gestion quotidienne de leur activité ;
  • les technologies associées à l’agriculture urbaine.

Chacune de ces sous-catégories propose des perspectives d’adaptation des modèles agricoles à des enjeux contemporains. Au-delà des réponses techniques qu’elles apportent à certaines problématiques, elles tracent les contours de nouvelles formes d’agriculture, et ce partout dans le monde. En effet plus que dans certains secteurs, l’Agtech ne connaît pas de frontière et n’en est que plus diversement appropriée par les agriculteurs qui en sont les bénéficiaires. Nous vous proposons ici un petit tour d’horizon, à travers l’exemple de trois champs d’innovations dans lesquels l’articulation entre enjeux globaux et spécificités territoriales donne à voir les défis de l’agriculture du futur.

Les biotechnologies, solution miracle controversée

            L’une des principales difficultés à laquelle est confrontée l’agriculture mondiale tient aujourd’hui à la conjonction de plusieurs défis. D’une part, elle doit produire suffisamment pour alimenter une population toujours croissante. D’autre part, le changement climatique nécessite de développer des modes de culture qui y soient adaptés sans pour autant l’aggraver. En août dernier, un rapport du GIEC a en effet alerté sur l’épuisement des sols autour du globe, largement hérité des formes d’agriculture contemporaines. Il faut ajouter à ce processus la survenue de plus en plus récurrente d’épisodes climatiques extrêmes, qui rendent certaines exploitations particulièrement vulnérables tout en augmentant leur risque d’exposition à des maladies. Parmi les pistes évoquées par le GIEC pour adapter les modèles agricoles figurent «l’augmentation de la part de matières organiques dans les sols, un meilleur contrôle de l’érosion et de l’utilisation des engrais, une optimisation de la gestion des exploitations et l’utilisation de variétés ou de gènes ayant une forte tolérance à la sécheresse et à la chaleur»

            Cette dernière solution semble encourager le développement des biotechnologies. Dans l’ouvrage Le Déméter, publié en mars 2019 par le think tank IRIS – un groupe de réflexion spécialisé dans les enjeux géopolitiques – le généticien et consultant international Alain Bonjean définit les biotechnologies comme les «diverses technologies récentes de modifications ciblées du génome de la plante travaillée, dans la continuité des méthodes de sélection traditionnelles». Alors que les OGM sont issus de l’insertion du matériel génétique d’une espèce vers une autre, les transformations opérées dans le cadre des biotechnologies peuvent être réalisées en modifiant l’information génétique d’une seule espèce. Pour les défenseurs de cette méthode, elle serait moins couteuse en temps et en argent et ses résultats moins incertains, notamment du point de vue sanitaire. Selon le type de manipulations réalisées, elles peuvent renforcer la productivité des exploitations, améliorer les qualités nutritives ou esthétiques des productions, mais aussi renforcer leur résistance aux évènements climatiques extrêmes et leur résistance aux maladies, ce qui permet de réduire l’usage d’intrants nocifs pour les sols. Plus largement, les biotechnologies désignent aussi des techniques dans lesquels les propriétés des plantes sont renforcées ou réutilisées pour répondre à certaines problématiques liées au fonctionnement du circuit d’approvisionnement. La technologie développée par Apeel depuis 2012 en est un exemple : cette entreprise américaine renforce les enveloppes protectrices naturelles des fruits et légumes pour retarder leur pourrissement et éviter le gaspillage alimentaire qui en découle habituellement.

À l’échelle mondiale, les biotechnologies concentrent une part importante des investissements du secteur de l’Agtech. L’entreprise de capital risque Agfunder, qui investit auprès d’entreprises à fort potentiel de croissance non cotées en bourse, a estimé le montant total des levées de fonds dans les biotechnologies à 1,5 milliard de dollars en 2017 sur l’ensemble du marché. Cela représente 22% des investissements réalisés sur l’amont de la chaîne d’approvisionnement. Cette prédominance s’explique en partie par le fait qu’il s’agit de modèles économiques à forte concentration de capitaux, qui sont le plus souvent encore en phase de R&D. Néanmoins, ces forts investissements traduisent aussi les nombreuses attentes de la part des acteurs engagés dans le secteur agricole vis-à-vis des biotechnologies, ils adressent des signaux forts par rapport à ces innovations. Ces investissements sont surtout réalisés par les États-Unis et la Chine — une caractéristique par ailleurs commune à l’ensemble des secteurs de l’Agtech — et on trouve relativement peu de projets en Europe.

Une piste d’explication réside dans le cadre réglementaire très strict qui encadre les OGM dans l’Union européenne, dont l’extension aux biotechnologies crée de nombreux débats. À l’inverse, la législation leur est plutôt favorable aux États-Unis et en Chine. Les critiques adressées aux biotechnologies s’inscrivent pour la plupart dans la continuité de celles adressées aux OGM : elles rejettent l’approche productiviste qui serait induite par ces méthodes et alertent sur un risque de privatisation de l’accès aux semences du fait de leur brevetage par un nombre restreint de firmes. Ainsi les biotechnologies reflètent-elles finalement bien, voire complexifient, les controverses qui existent depuis plusieurs années déjà autour de la définition des modèles agricoles considérés comme pertinents pour répondre aux enjeux environnementaux, sociaux et économiques émergents.

Les données… C’est pas donné !

Si révolution agricole il y a, elle pourrait bien être numérique. L’utilisation des technologies de l’information et de la communication par les agriculteurs n’est pas un phénomène nouveau. Dans ce secteur, les acteurs du marché sont souvent séparés par des distances importantes, et travaillent dans un contexte de forte incertitude, à plusieurs titres. Le minitel puis les ordinateurs ont dès leurs débuts permis aux agriculteurs de consulter certaines informations clés comme la météo ou le cours des prix des productions. Mais au cours des dernières années, les potentialités offertes par les outils numériques ont largement dépassé le domaine de l’information. Dans une cartographie consacrée à l’Agtech publiée pour la première fois en 2017 et renouvelée cette année, le fonds d’investissement Xange distinguait plusieurs degrés de sophistication des solutions numériques destinées à l’agriculture :

  • Des objets ou services permettant de collecter des données sur l’exploitation, ou d’exploiter des données externes dans le cadre de la production ;
  • Des solutions d’analyses de ces données capables de les interpréter et d’en tirer des recommandations pour les exploitants ;
  • Des logiciels capables de programmer des actions en fonction de l’interprétation de données.

Ces différentes technologies contribuent à transformer le métier dans son ensemble, selon la manière dont les agriculteurs s’en saisissent. Elles sont évidemment appropriées différemment, notamment car elles n’arrivent pas sur un terrain vierge, mais s’articulent aux projets agricoles et entrepreneuriaux des acteurs qui s’en saisissent. Pour autant, elles permettent de mettre en lumière des enjeux plus généraux liés à la structuration des circuits d’approvisionnement. C’est par exemple le cas dans certains pays du continent africain, où le groupe de conseil Dalberg a recensé cette année 390 solutions numériques destinées à l’agriculture. Elles cherchent notamment à réduire l’asymétrie d’information qui existe sur les marchés locaux, renforcée par un contexte où les infrastructures de transports sont généralement défaillantes, rendant complexes les déplacements des agriculteurs vers des places de marchés. Au Ghana par exemple, nombreux sont les agriculteurs qui vendent à des intermédiaires depuis leur exploitation, avec des marges faibles de négociation des prix, qui sont déterminés sur des places de marchés auxquels ils n’ont pas un accès physique. Des entreprises comme Esoko, créée en 2008, proposent de donner accès aux cours des prix, à la météo, mais aussi à des revendeurs de confiance pour limiter ces cas d’asymétrie d’information. On voit ici comment le numérique peut représenter un outil prometteur pour créer de nouvelles configurations de chaînes de valeur, même si elles interrogent sur de nouvelles formes d’inégalités entre les agriculteurs, autour notamment de l’accès au réseau. Cette question se pose aussi bien du point de vue économique que technique —tous les territoires, en Afrique, mais aussi en France, ne sont pas également reliés aux réseaux internet.

Les solutions numériques posent aussi la question du statut des données récoltées et du partage de leur valeur entre les acteurs de la chaîne de valeur qu’elles contribuent à créer. Il s’agit d’une problématique sur laquelle s’est penché le think tank Renaissance Numérique, association investie dans la réflexion sur la transition numérique en France et en Europe, qui a notamment publié en 2015 Les défis de l’agriculture connectée dans une société numérique. Nous avons interrogé Marine Pouyat, experte dans la protection des données qui a codirigé la rédaction de ce livre blanc et fait le constat d’un risque de dépendance aux données, face auquel il est nécessaire de sensibiliser tous les acteurs de l’agriculture : «Certes en fournissant des données l’agriculteur accède à un service et obtient des informations utiles. Mais d’un autre côté, les données qu’il envoie sont partagées, circulent sans qu’il en ait parfois conscience, et souvent sans qu’il maitrise ce partage et cette circulation». Cet enjeu est de plus en plus appréhendé par une partie des agriculteurs, sans qu’il s’agisse d’une dynamique impulsée par les institutions qui les représentent : «Aujourd’hui, il y a non seulement une prise de conscience que c’est un élément indispensable de développement, mais les pratiques ont également bougé. Il y a plusieurs évènements et salons qui choisissent ce thème et font venir des acteurs porteurs de solutions. […] Au niveau des institutions, les choses changent doucement, et la prise en compte de la nécessité de changer d’état d’esprit avec le digital n’est pas encore faite». Certaines initiatives, comme la plateforme API-AGRO, se positionnent en intermédiaires pour faire se rencontrer les acteurs de la collecte et de l’interprétation de données dans l’agriculture. Développée en 2017 par le Réseau des instituts techniques agricoles (ACTA) et des chambres d’agriculture, cette plateforme vise à créer un espace sécurisé d’échanges de données, en établissant notamment un cadre réglementaire clair autour de leur propriété. Les réflexions stratégiques qui y sont associées dévoilent à quel point, au-delà de leur potentiel de transformation des méthodes agricoles, ces données peuvent bouleverser certains rapports de force qui se sont construits au cours du temps le long de la chaîne d’approvisionnement. Ces innovations liées à l’Agtech ont donc un impact qui dépasse largement le secteur agricole.

L’agriculture urbaine, la contrainte comme moteur d’innovation

            L’agriculture urbaine, comme son nom l’indique, déploie des innovations dans l’objectif de créer des systèmes agricoles adaptés aux contraintes propres à la ville. Historiquement, elle se différencie aussi de l’agriculture plus conventionnelle par la coexistence de modèles marchands et non marchands. Les premiers visent à développer des exploitations productives dans des milieux qui n’étaient initialement pas destinés à cet usage. Les seconds jouent un rôle de sensibilisation des citadins aux enjeux agricoles ruraux et périurbains, et/ou travaillent au renforcement du lien social dans les villes à travers l’animation d’espaces de jardins ou de parcelles. Cette structuration prend aussi une dimension territoriale, puisque les projets productifs en agriculture urbaine ne s’installent pas forcément sur les mêmes parcelles que les projets destinés à la sensibilisation des citadins.

            Pour autant, même si le trio agriculture urbaine marchande, non marchande et agriculture rurale productive semble se structurer, on observe aussi de plus en plus d’hybridation entre ces modèles. Dans les espaces ruraux, l’agrotourisme brouille la spécialisation de certaines exploitations et contribue à créer de nouvelles pratiques dans l’agriculture. Du côté de l’agriculture urbaine, de nombreux projets à vocation marchande intègrent des services de sensibilisation et organisent des ateliers qui font partie intégrante de leur modèle économique. Ils représentent une manière de répondre aux attentes croissantes en matière de Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE), en termes de bien-être au travail et d’engagement écologique. Cette structuration progressive de l’agriculture urbaine traduit les enjeux auxquels elle est confrontée : exploiter d’une part les potentialités de deux modes d’usage du territoire qui n’étaient pas conçus initialement pour se rencontrer ; adapter le modèle agricole à des jeux d’acteurs inédits, impliquant des agriculteurs, des promoteurs immobiliers et des usagers – habitants ou salariés. À Hong-kong, Rooftop Republic donne un bon exemple de ce type de modèle : « Notre approche innovante et nos services clés en main – du design à l’installation, la maintenance et la gestion de l’engagement communautaire – visent à intégrer les fermes urbaines aux modes de vie des citadins et d’en faire un lieu commun » (site internet). Cette hybridation contribue aussi à ré-interroger le rôle de l’agriculture, au-delà de sa fonction nourricière. A Paris, le dispositif des Parisculteurs, qui a lancé sa troisième saison en juillet dernier, illustre bien la diversité des raisons qui peuvent pousser des métropoles à faire de l’agriculture urbaine une activité d’intérêt général : isolation, réduction des îlots de chaleur, biodiversité, renforcement des liens villes-campagnes… Autant de caractéristiques qui dépassent la vocation productrice de l’agriculture et qui prennent une importance particulière dans ce contexte territorial où les problématiques environnementales prennent une dimension importante.

Ces problématiques ne sont d’ailleurs pas cantonnées aux espaces urbains et cela fait de l’agriculture urbaine un vivier de R&D pertinent à plusieurs titres pour le monde agricole en général. Les contraintes d’accès à l’espace et aux ressources en milieu urbain se traduisent par le (re)déploiement de modes de culture innovants, par exemple dans des espaces délaissés comme les sous-sols ou les parkings comme le fait La Caverne, via des systèmes de culture verticaux et/ou en aéro ou aquaponie, tels qu’Agripolis. Au-delà des techniques culturales développées, ils développent aussi des circuits d’écoulements de la production emblématiques des circuits courts ou de proximité. Dans un contexte de pression démographique forte, de changement climatique et d’épuisement de certaines ressources naturelles, ces méthodes répondent aussi à des problématiques rencontrées dans l’agriculture dite conventionnelle. C’est dans cette démarche que s’inscrit Smart Farming System. Cette startup développe une intelligence artificielle capable d’analyser et d’adapter la croissance des plantes dans un système agricole aéroponique : «notre système aéroponique (une technique mise au point par la NASA qui optimise l’apport en eau, en oxygène et en nutriments) économise jusqu’à 97 % d’eau et peut reproduire n’importe quel climat. [Il] peut donc être installé dans des climats arides ou sous des températures extrêmes pour produire sur place des fruits et légumes cueillis à maturité. Ce sont des modules qui peuvent s’installer dans des contextes très différents et en particulier dans les villes européennes denses.» (Extrait du portrait consacré à Smart Farming System sur notre site).

Quels desseins pour l’agriculture du futur ?

            Finalement, les biotechnologies, le numérique appliqué à l’agriculture et l’agriculture urbaine posent toutes la question de la transformation des modèles agricoles et de leur capacité à être compétitifs tout en s’adaptant à des défis nouveaux, le changement climatique étant probablement le plus impérieux. Évidemment, ces trois secteurs disposent de leurs logiques, leurs acteurs et leurs problématiques propres. Pour autant, ils interrogent tous la manière dont de nouvelles technologies transforment les territoires, le métier des acteurs de la chaîne d’approvisionnement et leurs relations. Plus largement, leur plus ou moins grande appropriation, et les inégalités qui peuvent en résulter, posent aussi la question de leur régulation par les institutions publiques, comme le montrent bien les débats ou les prises de position concernant la législation autour des biotechnologies et de la valeur des données agricoles. Plus que les outils en eux-mêmes, dont l’exploitation peut prendre de multiples trajectoires, c’est donc bien la manière dont ils sont appropriés par des acteurs historiques ou nouveaux qui contribue à dessiner l’agriculture du futur.

 

Bibliographie :

AgFunder, 2018, « AgFunder AgriFood Tech Investing Report - 2018 | AgFunder »,.

Bonjean Alain P., 2019, L’édition de gènes, un outil indispensable à l’agriculture du XXIe siècle?, IRIS éditions.

Digital Food Lab, 2018, « Investments in AgTech in 2018 », DigitalFoodLab.

Grazzoti Manon, 2019, « Cartographie des startups Agritech en France — 2nd édition », Medium.

Intergovernmental panel on climate change, 2019, « Climate Change and Land. An IPCC Special Report on climate change, desertification, land degradation, sustainable land management, food security, and greenhouse gas fluxes in terrestrial ecosystems. Summary for Policymakers », IPCC.

Josset Christophe, 2019, « Agriculture: la génétique est dans le pré - L’Express », L’Express, février 2019.

Milne Gemma, 2019, « The Agtech VC View: What Does 2019 Hold For European Agriculture Startups? », Forbes, janvier 2019.

Renaissance numérique, 2015, « #1 - Le livre blanc #AGRIFUTUR en infographie », Renaissancenumerique.org.

Velluet Quentin, 2019, « Ces start-up qui font bouger l’agriculture africaine », JeuneAfrique.com, 5 septembre 2019.

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